DOSSIER RéDUFLATION - LA «RéDUFLATION» NE FRAPPE PAS QU’à L’éPICERIE

La hausse du coût de la vie n’est pas seulement observée dans le prix des légumes, le nombre de croustilles contenues dans chaque sac ou la recette des biscuits soi-disant au chocolat. On la voit aussi dans les heures d’ouverture des restaurants, dans les services offerts par les compagnies aériennes ou dans la compétence des vendeurs dans les magasins… quand on réussit à en trouver un. Petit portrait des nombreux autres visages de la « réduflation » et de la « déqualiflation ».

La forte augmentation du prix des biens, de la main-d’oeuvre et d’autres intrants a placé les entreprises dans une position délicate : devoir trouver des moyens de refiler la facture à leurs clients sans trop se les mettre à dos. Plutôt que de se contenter de faire passer le tout sous forme d’une simple augmentation de leurs prix, plusieurs ont fait le pari de réduire également la quantité de biens ou les services offerts au même prix (réduflation) ou de diminuer la qualité de ces biens et services (déqualiflation).

Comme les prix de l’alimentation ont particulièrement augmenté et que les dépenses d’épicerie sont fréquentes, tangibles et faciles à comparer, c’est surtout de ce côté qu’on a remarqué, par exemple, que l’ancienne boîte de 2 litres de jus d’orange n’en contient désormais plus que 1,65, qu’il semble soudainement y avoir plus d’air dans les sacs de croustilles ou que la boîte de biscuits n’en compte plus 12, mais 10 aujourd’hui, et tout cela sans que les prix aient diminué.

Mais lesdits biscuits — pour garder cet exemple — n’ont pas seulement fait l’objet d’une réduflation, aurait-on pu apprendre si l’on en avait lu attentivement les ingrédients. Le chocolat au lait qui les rendait si délicieux a été remplacé par un « enrobage chocolaté » fabriqué à partir d’huile de palme, sûrement moins cher à produire, mais aussi probablement moins bon au goût ou pour la santé (déqualiflation).

Ces pratiques ne se limitent pas aux produits, mais touchent aussi les services, explique Maryse Côté-Hamel, professeure en sciences de la consommation à l’Université Laval. En effet, la disparition des emballeurs aux caisses signifie que les clients ont droit à moins de service pour leur argent. Le remplacement de plusieurs caissières par des caisses libre-service se traduit aussi par un recul de la qualité du service, parce que, quoi qu’ils en pensent, les clients sont toujours moins habiles et plus lents à effectuer ces tâches que les professionnels.

De telles stratégies ne se limitent pas non plus à l’épicerie, note l’experte. « Ça se fait aussi beaucoup ailleurs. Et peut-être de façon encore plus prononcée dans des secteurs comme le voyage, qui sont généralement considérés comme moins essentiels et où les gens oseront moins s’en plaindre. »

Ailleurs qu’à l’épicerie

Le problème, lorsqu’on s’intéresse à ce genre de phénomène, est qu’il est très difficile d’aller au-delà de l’anecdote. En effet, bien que la mesure de l’inflation au Canada « prenne en compte les variations des prix causées par la réduflation, les données relatives à ce sujet ne sont pas actuellement disponibles » pour en estimer l’importance et décrire les tendances, a expliqué dans un courriel au Devoir un porte-parole de Statistique Canada.

Dans la plus récente version de son Baromètre de confiance publiée cette semaine, Option consommateurs indique que le phénomène se retrouve surtout dans l’alimentation, mais pas uniquement dans ce secteur. Basé sur un sondage réalisé par la firme Léger Marketing auprès de 2500 Canadiens au mois de février, l’organisme d’aide et de défense des droits des consommateurs rapporte que plus des trois quarts des répondants disent « toujours ou souvent » constater dans les épiceries que « la taille, la quantité ou la qualité de certains produits a diminué alors que le prix est resté le même ». Cette proportion est plus faible, mais non moins significative et généralement en hausse depuis au moins deux ans dans tous les autres secteurs analysés, notamment le commerce de détail (46 %), l’immobilier (42 %), la vente de voitures (37 %), le voyage (34 %) et les télécommunications (34 %).

Quant à la qualité du service reçu en magasin en cette ère de rareté de main-d’oeuvre et de forte hausse de son coût pour les entreprises, une autre enquête, réalisée celle-là auprès de 1000 Québécois par la firme Orama Marketing pour le compte du Conseil québécois du commerce de détail, rapportait, il y a un an, que plus du quart des consommateurs estimaient qu’elle s’était dégradée depuis la fin de la pandémie. On s’y plaignait entre autres de la difficulté d’obtenir de l’aide d’un conseiller (61 %), du manque de connaissances des produits par les conseillers (57 %) et de leur trop grand nombre laissés à eux-mêmes (54 %).

Dans le milieu de la quincaillerie, la livraison gratuite, autrefois courante, est de plus en plus rare, selon le président de l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction, Richard Darveau. « On a prodigué beaucoup de conseils aux détaillants pour leur dire : si vous êtes tenus de facturer la livraison, essayez d’ajouter de la valeur, comme rentrer la marchandise à l’intérieur et la déballer, pour que le client en ait pour son argent », dit-il, affirmant que les marges bénéficiaires se sont rétrécies dans son secteur.

Selon M. Darveau, les boîtes de clous et les pots de peinture ne sont pas moins remplis qu’auparavant. Il promet toutefois de garder un oeil sur le phénomène de la réduflation, puisqu’il existe « une culture commune entre le monde des épiceries, celui des pharmacies et celui des quincailleries ».

« Luxe essentiel »

Des secteurs souvent évoqués, lorsqu’il est question d’en avoir moins pour son argent, sont ceux de l’hébergement, de la restauration et du voyage. On parle du ménage des chambres d’hôtel qui n’est plus fait chaque jour et des déjeuners compris qui ne sont plus ce qu’ils étaient. Il est question de ces restaurants qui sont désormais fermés certains jours de la semaine et de la lenteur du service. On cite immanquablement la forte augmentation du prix des billets d’avion malgré l’espace de plus en plus restreint dans les cabines et les frais supplémentaires exigés désormais pour un bagage en soute, pour choisir son siège ou pour le simple fait d’avoir un repas durant certains vols.

À l’été 2022 déjà, près de la moitié des touristes au Québec se plaignaient de la diminution des services offerts, de la réduction des heures d’ouverture, des longues attentes ou de la faible qualité du service, rapportait l’an dernier la Chaire de tourisme Transat de l’Université du Québec à Montréal.

Mais les deux tiers des voyageurs québécois disaient l’an dernier que leurs escapades jouent un rôle important dans leur santé mentale, au point où la moitié d’entre eux qualifient le voyage de dépense prioritaire dans leur budget même en période inflationniste. « Pour les gens, le voyage est devenu un luxe essentiel », résume le professeur et titulaire de la Chaire, Marc-Antoine Vachon. Aussi fait-on contre mauvaise fortune bon coeur et on s’adapte en rognant sur d’autres dépenses, en choisissant des hébergements et des restaurants plus abordables, en passant plus de temps à magasiner pour dénicher de bonnes affaires et en diminuant les attractions payantes visitées.

Certains clients auront aussi le sentiment d’en avoir moins pour leur argent dans leurs banques et autres institutions financières, note Sylvie De Bellefeuille, avocate à Option consommateurs. Le déploiement de nouveaux services numériques en parallèle avec une diminution du nombre de guichets automatiques et de succursales qui offrent des services au comptoir découle sans doute, au moins en partie, de l’évolution de la demande de la clientèle, admet-elle volontiers. « Il n’en constitue pas moins une diminution du service offert, notamment en région ainsi qu’aux clientèles qui ne sont pas habiles avec les technologies, ou qui n’y ont pas accès. »

Et que dire de ces nouveaux forfaits de services Internet ou de téléphonie mobile plus chers, mais censés aussi être plus performants ? dit Maryse Côté-Hamel. « La 5G est peut-être effectivement mieux que la 4G, mais en a-t-on besoin ? Et si la 4G n’est plus offerte, on se trouve forcés de prendre des services plus dispendieux. »

Quelles limites ?

De manière générale, on dit qu’il vaut mieux que la réduflation « ne dépasse pas 10 %, et même 5 % » d’un coup, afin qu’elle ne se remarque pas trop ou, du moins, qu’elle ne choque pas trop, explique la professeure de marketing. « C’est la première entreprise qui bouge qui court les plus grands risques. Mais une fois que cela est fait, ses concurrentes se disent qu’elles ont la permission de le faire à leur tour. »

Rien dans la loi n’empêche la réduflation ou la déqualiflation, dit Sylvie De Bellefeuille. « Il n’est pas interdit d’offrir un moins bon service. Comme rien n’oblige de maintenir la quantité ou la qualité des produits offerts à un prix donné, tant qu’on n’est pas aux prises avec de l’information fausse ou trompeuse. »

Tout cela « fait partie du commerce », dit l’avocate en soupirant, et du jeu d’équilibriste auquel s’adonnent les entreprises pour améliorer leur rentabilité en espérant ne pas perdre leurs clients au profit de la concurrence. « Mais encore faut-il qu’il y ait une vraie concurrence, et non pas seulement quelques gros acteurs. »

Avec Roxane Léouzon

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