« LES INDIENS, CE SONT NOS NOUVEAUX MEXICAINS »

À l'aéroport de Montréal, un petit garçon d’origine indienne sautille devant les portiques à l’arrivée des passagers, une pancarte à la main. « Welcome to Canada ».

Quelques instants plus tard, il frétille, ravi de sauter dans les bras tendus, avec, dans les mains, plusieurs formulaires estampillés aux couleurs canadiennes.

Dans ce vol provenant d'Ahmedabad, la plus grande ville de l'État indien du Gujarat, plusieurs personnes ont immédiatement demandé l’asile dès leur venue sur le sol canadien. Une situation devenue habituelle pour les agents frontaliers.

Au cours des dernières semaines, ces derniers n’ont pas chômé. Selon nos informations, les demandeurs d’asile indiens se comptent régulièrement par dizaines, dans chaque trajet venant du principal pays d’Asie du Sud.

Début avril, un vol a même réuni 90 futurs demandeurs d’asile. Du jamais-vu, selon des sources douanières qui se sont confiées à Radio-Canada.

Record de demandeurs indiens

En imposant un visa pour les ressortissants mexicains à la fin du mois de février, Ottawa pensait pourtant freiner le nombre de demandeurs d’asile se présentant dans les aéroports canadiens.

Si l’effet de cette mesure a été immédiat, puisque le nombre de demandeurs d’asile mexicains a radicalement chuté, selon nos informations, cette nouvelle tendance indienne se confirme quant à elle semaine après semaine.

En moins de six mois, le nombre de demandeurs d’asile indiens arrivant au Canada chaque mois a doublé, passant de 1115 en septembre, à 2310 en février. Depuis le mois de décembre, avant même la réinstauration du visa pour les Mexicains, les Indiens sont devenus les principaux demandeurs d’asile au Canada.

Une hausse facilitée également par l’instauration, à l’automne 2021, d’une liaison aérienne directe entre New Delhi et Montréal.

Les raisons qui poussent les ressortissants indiens à se rendre au Canada seraient cependant légitimes et compréhensibles.

Depuis l’arrivée au pouvoir du parti de Narendra Modi [le premier ministre indien] en 2014, on voit en Inde une augmentation des tensions intercommunautaires, des violences et de la discrimination envers les minorités religieuses, explique la chercheuse Catherine Viens, membre du Centre d’études et de recherches sur l’Inde et l’Asie du Sud (CERIAS).

Le Canada, assure-t-elle, a une belle image en Inde. Il y a déjà une grande diaspora de Sikhs au Canada, poursuit-elle. C’est une terre de belles promesses pour les personnes indiennes.

De faibles taux d’acceptation

Depuis quelques années, les demandes d’asile provenant de ressortissants indiens sont majoritairement refusées et le taux d’acceptation est nettement en deçà de la moyenne générale. En 2023, près de 72 % des dossiers totaux réglés par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ont été approuvés, contre environ 50 % pour ceux provenant d’Indiens. Ce taux d’acceptation pour les ressortissants indiens est cependant en augmentation, puisqu’en 2021, un tiers des demandeurs ont obtenu le statut de réfugié.

Pots-de-vin et licenciements

Contrairement aux Mexicains qui, jusqu’à la fin de l’hiver, pouvaient facilement prendre un vol vers le Canada avant de demander l’asile, les Indiens ont besoin d’un visa pour entrer au pays. Ils arrivent donc au Canada, à l’aéroport, avec des papiers en règle.

Cependant, au cours des derniers mois, plusieurs témoins ont assuré à Radio-Canada qu’il était aisé en Inde d’obtenir ce document administratif moyennant parfois quelques dizaines de milliers de dollars versés à des supposés intermédiaires, œuvrant avec le haut-commissariat et les consulats canadiens en Inde.

Après de multiples questions posées sur ce sujet à Immigration Canada, le ministère confirme avoir « déjà reçu des rapports faisant état de corruption présumée ou de pots-de-vin de la part d’employés recrutés sur place en Inde envers des demandeurs de visa canadien ».

Ces signalements ont été pris au sérieux et des enquêtes, a-t-on indiqué à Radio-Canada, ont été effectuées, provoquant des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement, détaille Rémi Larivière, porte-parole d’Immigration Canada.

Ottawa refuse néanmoins de dévoiler davantage de détails. « Nous ne sommes pas en mesure de fournir des chiffres quant aux rapports ou signalements afin de préserver la sécurité et l'intégrité [du système d’immigration] », reprend Rémi Larivière.

Toutefois, mentionne Immigration Canada, le nombre de demandes de visa touristique traitées par les bureaux canadiens en Inde ne représente qu’une faible proportion du volume total. Environ 89 % des demandes indiennes sont traitées hors du pays, à travers un réseau de traitement informatique mondial, précise le ministère.

Pour corriger des informations erronées, notamment concernant l’obtention de documents de voyage et de permis permettant de vivre au Canada, Ottawa a mené une campagne publicitaire multimédia l’an passé, dans différentes langues, dont l’hindi, le pendjabi et le gujarati.

L’objectif de la campagne était de sensibiliser les candidats potentiels à la fraude lors du processus de candidature et aux moyens de se protéger. Les messages indiquaient les risques liés à l’embauche de représentants non autorisés [et] les conséquences de la fraude, affirme Immigration Canada.

Une autre campagne, similaire, a été lancée sur les réseaux sociaux en début d’année.

Nouvelle hausse des passages clandestins

Il n’y a pas que dans les aéroports que les forces de l’ordre sont mobilisées.

Depuis quelques mois, le nombre d’Indiens tentant d’entrer clandestinement aux États-Unis, en passant par le Canada, est en forte augmentation.

Selon nos informations, quotidiennement, les équipes québécoises de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) interceptent ou repèrent des Indiens ou des personnes originaires d’un pays voisin, le Bangladesh, marchant vers la frontière.

Devant les routes, dans les champs ou les bois longeant cette frontière, il n'est pas rare de trouver des vêtements ou même des véhicules de location abandonnés, comme l’a constaté Radio-Canada.

Des traces de roues, imprégnées dans la boue printanière et symboles d’un passage récent, sont également fréquemment visibles chez des résidents frontaliers.

Des voies ferrées, reliant le sud du Québec à l’État de New York, sont aussi utilisées par des passeurs pour rejoindre rapidement les États-Unis.

On voit encore des Mexicains qui traversent, mais il y a une forte présence d’Indiens et de Bangladais, confirme le major Nicholas Leon, adjoint en chef du Bureau du shérif du comté de Clinton, un secteur proche de Saint-Bernard-de-Lacolle.

Des milliers d’Indiens recherchés par les autorités canadiennes

D’après des données fournies par l’ASFC, près de 5800 demandeurs d’asile indiens déboutés font l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire. Près de la moitié de ces personnes figurent par ailleurs dans l’inventaire des personnes recherchées.

Durant cette période, des Indiens quitteraient donc discrètement le Canada, vers les États-Unis, par peur d’être expulsés dans leur pays d’origine, ont confié des sources à Radio-Canada.

Ces expulsions sont néanmoins souvent longues et retardées, en raison de l’absence de documents de voyage, comme ce fut le cas pour le passeur Simranjit Singh, arrivé au Canada comme demandeur d’asile, avant d’être au cœur d’un important trafic de migrants autour de la réserve mohawk d’Akwesasne.

Ils arrivent [au Canada] comme touristes, comme visiteurs, ou encore comme étudiants étrangers. Ça a commencé il y a quelques mois. Ce sont nos nouveaux Mexicains, glisse un agent canadien, sous couvert de l’anonymat, car il n’est pas autorisé à parler publiquement.

Mais comme ils sont souvent légaux au Canada, on ne peut rien faire. On doit les relâcher et on avise les Américains qu’ils vont de leur côté, soupire un autre agent.

Ces agents s’inquiètent cependant pour la sécurité de ces migrants, qui, souvent, ignorent les moyens utilisés par les passeurs pour les amener aux États-Unis. L’an passé, une famille indienne a été retrouvée morte dans les eaux du fleuve St-Laurent. Leur embarcation a chaviré sur le territoire de la réserve mohawk d’Akwesasne.

En 2022, une autre famille originaire du Gujarat est morte de froid, à Emerson, au Manitoba, en tentant de rejoindre à pied les États-Unis.

  • Oct 2023 - mars 2024 : 2454
  • Oct 2022 - sept 2023 : 1630
  • Oct 2021 - sept 2022 : 237

Alors que la police frontalière américaine a considérablement rehaussé ses effectifs à sa frontière nord depuis quelques mois en raison de la présence de groupes criminels, comme l’a révélé Enquête l’automne passé, le nombre d’Indiens appréhendés est lui aussi en forte augmentation.

Entre octobre et mars, les forces de l’ordre américaines ont arrêté 2454 Indiens provenant du Canada, dont près de 600, un record, uniquement pour le mois de mars. La grande majorité de ces interceptions ont lieu au sud du Québec.

Ces données pourraient même être plus élevées. Selon nos informations, les autorités canadiennes et américaines arrêtent aussi régulièrement des migrants d’origine indienne possédant un passeport du Royaume-Uni. Avec ce document, leurs détenteurs n’ont besoin d’aucun visa pour entrer au Canada.

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